Entretien avec Dominique Frot, pour Louise en hiver
En exclusivité pour l'AFCA
Toutes les brèves : Le monde de l'animation
Nous avons rencontré la comédienne qui a prêté sa voix à Louise dans le dernier long métrage de Jean-François Laguionie.
« Je suis une actrice qui redécouvre son métier par l’animation. »
"Avoir une voix et ne pas avoir de visage, au cinéma, c’est quelque chose qui me dit. On est dans une telle civilisation de l’image, que le cinéma d’animation tel qu’il est peut changer quelque chose dans nos vies.
Avec Jean-François Laguionie, il s’est passé quelque chose. Je suis entrée dans la pièce où il travaillait. J’ai regardé les esquisses, qui me plaisaient, et j’avais presque oublié que je venais pour le casting. Et au bout d’un moment il m’a dit : « on va peut-être devoir commencer ? »
Dans le noir du studio, il y avait 3 personnes : le réalisateur, le technicien et moi – et le texte. Dans cette boîte noire, on pouvait enfin se retrouver avec la voix de l’auteur, et basta, c’est tout.
Quand j’ai commencé mon métier d’actrice, ce qui me passionnait c’était le texte. J’ai compris petit à petit que la vie est une lutte, et que parfois ça empêche de travailler et d’être à l’écoute des auteurs.
Dans le studio, tout à coup, il n’y avait plus de hiérarchie. Les techniciens tels qu’on les ressent au cinéma, tel qu’un acteur les ressent sur un plateau, malgré eux, s’adressent à vous comme s’ils étaient à votre service. Alors que dans la boite noire du studio, rien ne te renvoie à ta fonction. Sur un tournage avec image, en prise réelle d’avantage de choses nous ramènent à notre fonction. Il est alors moins donné de s’évader.
A la télé, j’arrive bien à travailler, car il y a une sorte de fragilité. Les gens ne sont pas installés, ils sont remplaçables. Mais dans le studio, il fait noir, il y a le texte sur le pupitre. Pas d’images. Et Louise en hiver, ça raconte l’histoire d’une femme abandonnée dans un lieu qui, initialement, a une fonction : c’est une station balnéaire. Où les gens rentrent, vont, etc. Et tout à coup il n’y a plus personne, alors tout devient étrange. Et elle commence à entendre ce qu’on entend quand on s’éloigne ; pas seulement le passé, l’étrange tout simplement. C’est comme dans A la recherche du temps perdu, le passé devient autre chose ! Il reprend alors tout, pour justement voir ce qu’il n’a pas vu.
La fonction d’une ville touristique, c’est comme le passé. Lui aussi peut avoir une fonction touristique. On est soudain seul avec son passé, comme Louise est seule dans cette cité balnéaire qui devient alors un assemblage de maisons, comme elles auraient pu être un assemblage de souvenirs.
Louise se met alors à se souvenir… et ce n’est pas son passé, c’est la qualité de son passé qui devient autre chose. Elle devient donc un auteur ; elle a la qualité de l’auteur, qui à travers ses écrits, va nous ramener quelque chose. Comme dit Peter Brook, c’est l’écriture qui nous reconnait, pas nous qui reconnaissons l’écriture.
Louise, elle reconnait. Et en reconnaissant, elle n’entend plus ce qu’elle entendait dans sa vie normale.
A la fin du film, au lieu d’être contente de revoir les gens, elle dit : « je les trouve un peu fatigués ». C’est comme si elle les avait mieux retrouvés dans sa mémoire. C’est-à-dire que tout à coup, quand elle était seule, elle a revu des vrais gens dans sa mémoire.
Ce travail en studio m’a ramenée à mes 20 ans, quand je montais sur scène et que je n’avais aucune conscience de la presse, de la critique, du public, etc. Souvent, quand on fait quelque chose qu’on aime et dont on n’a pas conscience, on le fait bien. Au début, je me laissais travailler par l’écriture. Mon métier était avant tout un outil. Je ne montais pas sur un plateau pour prouver que j’étais une bonne actrice. Avec ce film, je n’appelle pas mon travail « doublage », j’ai fait exactement ce que je fais quand je joue, il n’y avait pas de caméra, c’est tout.
Quand j’avais 20 ans, je n’avais pas conscience de ma fonction. Ce n’était pas un vrai travail, c’était un travail d’être humain. Quand on se laisse travailler par l’écriture, on peut faire du théâtre partout, là où apparemment il n’existe pas.
L’humain est un être limité qui a un contact plus ou moins sans arrêt à l’illimité. Même si on essaye de mettre les choses dans des cases, elles ne cesseront pas de vouloir s’enfuir.
J’essaye parfois de comprendre pourquoi les gens se limitent au besoin de box-office. Si artiste soit-on, on est parfois acculé à désirer le box-office. Chacun, dans son rapport à l’enfance, a une fois été confronté à la trahison. C’est à ce moment, aussi artiste soit-on, qu’on finit par désirer le box-office.
Le travail en studio m’a ramenée à l’écriture, et pas n’importe laquelle, celle de Jean-François. Il a su garder cette souplesse de l’enfance.
Cet endroit où on est ni mort, ni vivant. La question qui se pose alors c’est : si un enfant avait grandi autrement, quels autres organes auraient pu se développer ?
Louise a quelque chose de ça : en étant abandonnée et en voulant tout de suite aller rejoindre les autres, elle revient au point où elle aurait pu grandir autrement, et remet en cause les rôles dont on lui a dit qu’ils lui donneraient une vie normale. Tout à coup, elle revient à un point où elle aurait pu grandir autrement.
Avec Jean-François, il n’y a pas de différence entre travailler, s’appeler, préparer une soupe, etc. Et concernant le tournage, je dirais qu’il a duré une grosse semaine, avec 3 jours vraiment intenses car le producteur a voulu un réenregistrement de 20min.
Comment retrouver cette sensation du travail que j’avais à mes débuts, sans avoir l’impression d’aller vers une ruée vers l’or ? Alors un jour, comme ça, en marchant, j’ai appelé Seznec du Studio Piste rouge, et j’ai dit : « il paraît que vous faites des voix, je crois que ça me plairait ! » Et j’avais vraiment envie de retrouver cette sensation, vous savez, ce n’est pas la sensation d’apparaître, c’est celle de disparaître.
Un acteur immensément connu à dit un jour, et je suis totalement d’accord avec ça : « un grand acteur ne veux pas paraître, il veut, au contraire, profondément disparaître ». Ce n’est pas un disparaître qui a quelque chose à voir avec le suicide. Non, c’est un disparaître qui vous fait apparaître. Et dans la façon dont les gens voient les films aujourd’hui, il est souvent très dur d’oser disparaître. Le film d’animation, c’est cette possibilité, et c’est autorisé !
Baudrillard (un philosophe que j’aime beaucoup) a dit : « l’image, ce n’est pas un but, c’est un départ. »
Et j’ai donc eu la chance de tomber sur Jean-François. D’ailleurs je n’aime pas trop dire que j’ai doublé Louise. Non. Ce n’est pas un non qui veux revendiquer un vrai rôle, ce n’est pas parce qu’on n’a pas vu ma gueule que je n’ai pas joué le rôle, c’est simplement parce que j’ai eu le loisir de disparaître. Sur un film de fiction, ça aurait été pareil : mon visage, il l’aurait vu, mais il en aurait eu la disparition.
Je me souviens d’un texte de Pasolini : c’était un texte sur le bourgeois, sur la distance avec l’enfance et le bourgeois. Le texte dit : « le bourgeois attend une chose, c’est que ton visage devienne méfiant, ridé, triste, comme lui ! » Je pense que je me bats vraiment contre le bourgeois, au travers de mon métier, au sens pasolinien du terme.
La première fois que je suis venue aux studios de Jean-François, il s’est passé un truc insensé. On a fait une grande ballade, avec sa femme, le premier jour… Je devais rester 2 jours, mais je suis restée 3 jours. Au moment où je devais partir, ils m’ont dit « on va t’emmener à la gare ». Mais y’avait un drôle de vent. Il est devenu vraiment costaud ce vent ! Sur le chemin, on commençait à se poser des questions. Arrivés à la gare, on constate que le train n’arrive pas, on ne savait pas si il allait arriver, puis le haut-parleur annonce qu’il n’y allait pas avoir de train… et il y avait une colonie de vacances… et tout à coup on se retrouvait avec quoi ? Avec le début de Louise en hiver.
J’avais retrouvé mon goût pour l’écriture en présence de quelqu’un d’autre. Il s’est mis à m’envoyer des choses qu’il avait écrites tout au long de sa vie. Il laisse beaucoup de choses dans les tiroirs, des choses en puissance. Pas simplement des nouvelles, des vraies choses en puissance. Louise en hiver en faisait partie, dans un tiroir. Les paquets étaient bien faits, ils faisaient plaisir à recevoir. Or, ce qu’il ne savait pas c’est que 2 ans et demi, 3 ans auparavant on m’avait proposé de diriger une collection. Je trouvais le texte de Louise magnifique, donc comme ça, je lui ai dit… Il m’a remercié, et je lui ai proposé de l’éditer. Voilà, c’est aussi devenu un livre. Mais ce n’est pas du tout le même texte, même si on reconnait le film. Il y a déjà 3 livres parus, dont un à paraître après le 23 novembre, après la sortie du film.
Pour jouer, je remonte la rivière comme le saumon, et je trouve le point initial. Je n’ai pas besoin qu’on me dise « là c’est plat, là accidenté », etc. Tu vas chercher dans ta nécessité à toi. En lisant le texte, j’étais scotchée par l’intimité et l’universalité à la fois. Ma singularité était en fait universelle. En tant qu’actrice, je ne cherche pas les indications de l’auteur, je veux profiter de la liberté de quelque chose qu’on m’offre.
Il y a un pont entre la façon d’écrire de Jean-François et ma manière de faire mon boulot d’acteur, de parler aux gens.
J’ai l’impression que mon rôle est d’aider l’être humain à être autre chose qu’une fonction.
La vie c’est souvent des choses imprévues, ou des choses dont on est incapable de parler. Souvent, ce que je sais le mieux, c’est ce dont je suis incapable de parler. Le texte de Louise, c’est un appel à l’acceptation : ce dont on connait le mieux en chacun de nous, c’est ce dont on ne peut pas parler.
Le moteur de tout ce que je fais c’est mon boulot d’actrice, c’est toujours ramener ce qu’on a peur de voir, ce à quoi on a peur de faire face. Le personnage que tu joues, quel qu’il soit, tu vas aller chercher ce qu’il ne sait pas qu’il sait, et provoquer ce face à face qu’il ne veut pas voir.
La lucidité me passionne et c’est justement pour ça que j’ai travaillé avec Jean-François Laguionie.
L’impasse dans laquelle on est, c’est que l’humain veut toujours tout combler, et on ne laisse plus de place pour la création, pour rêver. Mais il faut imaginer tous les rêves qu’on aurait pu avoir, tous les dangers, tous ce qui n’a pas eu lieu, toutes les autres vies qu’on aurait pu avoir si on avait grandi autrement. Faut bien prendre conscience qu’on est enfermés, et en ne croyant que ce qu’on voit, c’est fermer doublement. Il faut ouvrir en faisant. Là est la qualité des films de Jean-François. J’aime bien les choses qui s’échappent des endroits où on les attend.
À Annecy, j’ai presque eu une scène pendant 3 jours. Les rendez-vous étaient scotchés, ça en devenait presque un rapport d’acteur. Je voulais justement montrer le contraire, en ayant une conversation avec l’autre en face. C’était des discussions.
Je trouve très joyeux d’accompagner un film d’animation.
C’est un acte qui peut faire naître, faire dire des choses. Qu’un acteur accompagne un film où on ne le voit pas à l’image, ça veut dire quelque chose.
Chez ces auteurs d’animation, qui mettent des dessins à l’écran, il y a peut-être un rapport à la discrétion très particulier.
Quand on dessine on est dans un certain état d’esprit : on pense à ce qu’on fait et à pourquoi on le fait. Avec l’animation, j’ai retrouvé l’essence de mon job d’actrice."
Juillet 2016.