INVENTER : 1900-1930

Introduction

L’apparition du cinéma s’insère dans le développement de la culture de masse au XIXe siècle. On voit une industrialisation des modes de production, on veut atteindre une massification de l’audience : spectaculariser les émotions. Les images deviennent très présentes dans l’espace public avec les affiches de spectacle, mais également dans la presse à grand tirage, et dans les musées se développent les panoramas 1. Le cinéma apparaît dans ce contexte : ce n’est pas une invention du XIXe siècle qui naît de l’esprit des frères Lumière de manière spontanée. Cela fait déjà plusieurs siècles que diverses recherches optiques sont effectuées.

1. Les jouets optiques

La Lanterne Magique est un des premiers instruments permettant la projection d’une image, grâce à une ouverture dans une boîte en bois où pénètre une lumière (extérieure ou intérieure) qui va se refléter sur un miroir et frapper une plaque de verre. L'image agrandie des figures peintes sur le verre était ainsi projetée sur un écran. Cet outil prend autant source chez le philosophe et mathématicien Alhazen au XIe siècle, dans l’actuel Irak, que chez Roger Bacon au XIIIe siècle, ou Léonard de Vinci au XVe siècle. En parallèle de cette lanterne magique se développent de petits éléments optiques, jeux pour la plupart explorant les effets de persistance rétinienne. Citons par exemple le thaumatrope (jouet optique constitué d’une carte qui, tournée rapidement par une ficelle, permet la combinaison des deux dessins, le plus connu étant face A : un oiseau et face B : une cage ; mis en mouvement l’oiseau se retrouvait dans la cage) inventé par l’astronome John Herschel, le phénakistiscope inventé par Joseph Plateau (permettant le mouvement d’une scène découpée en une dizaine d’étapes disposées sur la circonférence d’un disque ; sur un autre disque parallèle des fentes longitudinales permettaient grâce à un mouvement rapide le mouvement des images), le zootrope d’Horner (tambour rotatif percé de fentes qui par rotation permettait l’animation de la dizaine d’images fixes dessinées à l’intérieur de celui-ci), mais aussi le folioscope (appelé communément aujourd’hui flip-book qui permettait l’animation d’un dessin en tournant rapidement les pages d’un carnet). Le cinéma appartient également à l’histoire de la photographie, qui naît de longues recherches. Dès 1816, Nicéphore Niepce développe son envie de capturer une image. Il invente l’héliographie : la première proto-photo date de 1827 et se nomme Point de vue du Gras à Saint-Loup de Varennes ; elle est réalisée en recouvrant une plaque métallique d’une solution bitume de Judée dissoute dans de l’essence de lavande, et en l’éclairant avec une forte lumière latérale pendant de nombreuses heures. Louis Daguerre est quant à lui inventeur du daguerréotype en 1839, ancêtre direct de la photographie actuelle. 

Les réflexions optiques, les spectacles de masse, la possibilité de capter en image fixe le réel, mais aussi les travaux sur la décomposition du mouvement (notamment les épreuves photomécaniques de Eadweard Muybridge et Etienne-Jules Marey) sont des éléments divers, mais accompagnant une même histoire technique. Le cinéma à sa naissance et pendant plus de dix ans est avant tout un spectacle, il ne devient un art qu'en 1908 après théorisation d’un écrivain italien établi en France, Riccioto Canudo, qui invente et théorise l’expression « Septième Art », qui insère le cinéma dans la classification des arts d’Hegel. Pour Canudo, le cinéma peut « accomplir l’œuvre de conciliation » de tous les autres arts ! 

Si trop souvent le cinéma d’animation fait partie d’une histoire « bis 3» du cinéma, ces histoires sont intimement intriquées. Dans la protohistoire du cinéma s’inscrivent les frères Lumière, mais juste avant s’inscrit Emile Reynaud. 

2. Émile Reynaud : le Théâtre Optique

Emile Reynaud est considéré par Julien Pappé comme « cousin ou grand-père » des cinéastes actuels. C’est en 1877 qu’Emile Reynaud invente le praxinoscope qu’il perfectionne jusqu’à créer son Théâtre Optique en 1888, via lequel il procède à des projections d’une suite de dessins imprimés 4. La première présentation se fait le 28 octobre 1892 au Musée Grévin à Paris. 

Pour procéder à la projection, Reynaud avait inventé une bande souple de 70 mm composée de carrés de gélatine peints à la main, reliés entre eux et alternés de perforations, et ce, devant une lanterne magique. Emile Reynaud a été le seul projectionniste de son invention, il maitrisait son récit et avait d’ailleurs la possibilité de faire progresser la bande d’avant en arrière, mais également d’arrière en avant pour les besoins du récit selon le rythme choisi. Une seconde lanterne magique projetait le décor fixe sur lequel évoluaient les personnages. 

Aujourd’hui, seules deux pantomimes ont survécu, Pauvre Pierrot et Autour d’une cabine. Attention, les pantomimes n’étaient pas par définition du dessin animé, car aucune photographie n’était prise pour animer les images. Mais Emile Reynaud va être le premier à agencer des images pour créer un récit et du mouvement avec des images fixes. Il vante par ce système la bande perforée et la projection accompagnée de son. 

L’Historien Giannalberto Bendazzi dira de lui qu’il fut le premier à montrer un « changement radical au dessin en mouvement, l’amenant à exprimer pour la première fois des idées et des évènements 5».

Pour en savoir plus : https://www.afca.asso.fr/ressources/patrimoine/Reynaud

3. Émile Cohl : une figure de proue du cinéma d'animation français

Emile Courtet naît en 1857. Il reçoit dans ses jeunes années une formation à la caricature politique. Curieux de tout, il fonde en 1884 un laboratoire photographique, où il pratique le portrait d’art et photographie le Tout-Paris. Dès 1906/1907 6, il fait des essais : l’idée d’animer des dessins étant grandissante. En mars 1907, le studio Vitagraph présente à Paris The Haunted Hotel, réalisé par James Stuart Blackton. Léon Gaumont, pris d’un élan pour cette nouvelle technique et se rendant certainement compte de l’aspect lucratif de ce nouveau spectacle cinématographique, missionne ses équipes pour comprendre le procédé. Il est intéressant de noter que Gaumont avait déposé le 8 janvier 1900 un brevet 296.016 « pour la représentation de déplacements simulés d’objets, corps, masses quelconques, troupes en action, navire, etc » : un brevet déposé, mais jamais développé ! 

Après plusieurs tentatives, Cohl finit par réaliser, Fantasmagorie qui est achevé en mai 1908, et par son expérimentation va créer le premier banc-titre en basculant sa caméra en hauteur et en plaçant ses dessins à plat. Fantasmagorie est un film de 36 mètres, où les dessins sont réalisés à traits blancs sur fond noir et ne cessent de se métamorphoser. Ce film va initier une très longue carrière : deux mois plus tard, il réalise Le Cauchemar du Fantoche, un mois plus tard Un Drame chez les Fantoches. Léon Gaumont, au regard du succès de ces animations, impose un rythme extrêmement soutenu à Emile Cohl, élément qui va certainement aiguiser son envie d’expérimentations, de tests. 

Cohl devient très vite polyvalent dans les techniques d’animation utilisées. Il procède à des inserts d’animation dans des films en PVR 7 (prise de vue réelle) comme dans Le Songe d’un garçon de café (février 1910) ; il anime du papier bristol découpé, technique permettant un gain de temps non négligeable pour garder la cadence exigée par Gaumont ; il anime des marionnettes dans Le Tout petit Faust (avril 1910), des poupées dans Les Frères Boutdebois (octobre 1908), et des éléments en volume plus simples pour une animation extrêmement graphique dans Les Allumettes animées (1908). Cohl devient très rapidement une source d’inspiration pour deux géants de l’animation internationale, McCay et Starewitch, à qui l’on doit Gertie le dinosaure (1914) et Le Roman de Renard (1937). 

C’est une carrière internationale qui se dessine très rapidement grâce à Etienne Arnaud (ancien collaborateur de Cohl chez Gaumont), qui avait loué ses qualités d’animateur. Cohl arrive aux États-Unis en 1912 et réalise entre autres de courtes séquences comiques animées pour les actualités cinématographiques Eclair Journal. Il anime également une série de treize courts métrages tirés d’une bande dessinée de George McManus (célèbre en France pour la Famille Illico (Bringing up Father)). Emile Cohl rentre en France au début de la Première Guerre mondiale en 1914 et, malgré les énormes bouleversements dans l’industrie cinématographique, continue de créer (même si ces films ne seront exploités qu’en 1917).

Cohl se définit comme cinégraphiste 8- terme intéressant, car le terme de cinéma graphique 9deviendra synonyme de cinéma d’animation. À ce propos, attention aux anachronismes, le terme « cinéaste » arrive en France à la fin des années 1910 avec le réalisateur et critique Louis Delluc : avant, on ne faisait pas la distinction de « l’auteur de cinéma », les génériques étaient extrêmement sommaires.

Cohl va réaliser un des premiers films publicitaires chez Lortac, fondateur du Publi-Ciné, constitué d’une équipe assez conséquente et de plusieurs bancs-titres. Raymond Maillet précise qu’« il lui faudra vanter les mérites, certes nourriciers, des Biscuits Myam-Myam ou du Vermouth des Jacobins. Un jour, il inscrira, après le numéro 300 de sa filmographie, « etc », puis reposera sa plume… 10». 

Un esprit très français se dégage chez Cohl aux antipodes de ce que sera la production Disney. En effet, il transmet au XXe siècle et au cinéma la pensée d’André Gil, son maître, ponctuée d’ironie, de malice, voire d’anarchie 11

4. Georges Méliès : un truquiste aux confins des genres ?

George Méliès avait initialement entrepris une carrière d’illusionniste, et devint très rapidement en charge du théâtre Robert Houdin. Il eut successivement au cours de sa carrière les casquettes de magicien, illusionniste, metteur en scène et de directeur de théâtre. Mais il fait surtout partie des premiers touche-à-tout du cinéma, artisan découvrant les capacités de l’arrêt de la caméra 12.

Présent lors de la célèbre soirée du 28 décembre 1895 au Grand Café, pour la première projection publique du cinématographe, il développe très tôt une grande foi dans cette invention. Il fonde par ailleurs le premier studio français entièrement dédié en 1897 au cinéma à Montreuil. Son film Voyage dans la Lune (1902) connaît un succès mondial. Dès 1896, Méliès achète à Londres un appareil de projection qu’il modifie en appareil de prise de vue. Sa production, tout comme celle d’Emile Cohl, est colossale : elle s’étend de 1896 à 1913. 

Si George Méliès est associé à cet historique de l’Histoire de l’animation, c’est parce qu’il fait partie des premiers réalisateurs à appliquer le procédé technique de l’image par image, caractéristique du cinéma d’animation. Le Mélomane (1903) peut être considéré comme un film d’animation. Racontant l’histoire d’un chef d’orchestre (Méliès lui-même) dirigeant ses musiciens, c’est un véritable tour de force technique utilisant la technique de surimpression : il démultiplie sa tête en 6 notes de musique sur une portée, et orchestre lui-même (sa tête apparaît donc sept fois à l’écran) cette loufoque partition. Si ce procédé de surimpression est déjà utilisé en 1898 pour Un Homme sans tête, Le Mélomane reprend ce principe simple, mais illustre parfaitement cette mise en action complexe.

La ligne est fine entre les truquages de Méliès et l’animation. Le réalisateur comprend par ailleurs très vite les capacités techniques, des procédés dits « mystérieux » du cinématographe 13, et va utiliser à de nombreuses reprises l’arrêt caméra, et la surimpression des fondus enchainés. 

« Car, si un certain nombre de ces vues comporte, en effet, des changements, des métamorphoses, des transformations, il y a aussi un grand nombre d’entre elles où il n’existe aucune transformation, mais bien des trucs, de la machinerie théâtrale, de la mise en scène, des illusions d’optique, et toute une série de procédés dont l’ensemble ne peut porter un autre nom que celui de « truquage », nom peu académique, mais qui n’a pas son équivalent dans le langage choisi 14».

Méliès est surtout un des premiers à introduire « l’imaginaire, l’onirique, le romanesque 15 » au cinéma, et à explorer toutes les possibilités du cinématographe. On appelle par ailleurs les films si particuliers de sa carrière des « fééries », avec pour apogée Le Voyage dans la Lune. Cette « sensation » d’animation est également décuplée par les décors peints et une caméra fixe, incarnant le regard du « monsieur de l’orchestre » nous procurant la vive sensation de « petit théâtre de pantins animés 16 ».  

Méliès et Cohl possèdent de nombreux points communs : des catalogues très riches (plus de 300 films pour Cohl, plus de 520 pour Méliès), un décès à un jour d’écart en 1938 et la disparition de la majeure partie de leur production. Ils ne seront d’ailleurs redécouverts que tardivement 17. Ces deux bourreaux de travail cumulaient beaucoup de tâches et possédaient une véritable curiosité d’exploration de la machine. Notons que si la notion « d’artisan » et « d’artisanat » est très présente dans le milieu de l’animation, et ce, jusque dans les années 1970, on pourrait trouver une source d’explication chez ces deux réalisateurs, expérimentateurs et inventeurs qui en plus de créer et de mettre en place une grammaire du cinéma, endossaient tous les rôles créatifs, techniques, de développement, de production…

Avec ce simple aperçu des pionniers de l’animation, on remarque que la France fait partie des nations clefs dans le développement du cinéma image par image (exception faite de la décennie des années 1920 très peu française et marquée principalement par l’abstraction filmique qui naît dans l’Allemagne de Weimar). Walter Ruthmann anime des plaques de verre (Opus 1,2,3,4,5 sont créées en 1922), Oskar Fischinger se met à animer des morceaux de cire découpés, et Lotte Reiniger entame sa carrière de réalisatrice utilisant comme technique centrale le papier découpé.

Notes

1. SCHWARTZ Vanessa - Spectacular Realities, Early Mass culture in Fin-de-siècle Paris. Berkley : University of California Press, 1998. Chapitre I Setting the stage : The Boulevard, the Press and the Framing of Everyday Life, p.13-44.

2. RICCIOTTO Canudo - Lettere d’arte. Trionfo del cinematografo, Il Nuovo giornale, 1908.

3. Préfixe utilisé par Martin et Boschet très important dans l’Histoire de l’animation et qui est adopté par les deux réalisateurs car le public veut séparer les deux techniques.

4. MANNONI Laurent - De Méliès à la 3D. Paris : Lienart éditions Cinémathèque française, 2016, p.36. 

5. GIANNALBERTO Bendazzi - Cartoons : le cinéma d’animation, 1892-1992. Paris : Liana Levi, 1991, p.13.

6. MAILLET Raymond - Emile Cohl. Anthologie du Cinéma 1976, Tome X, pp. 223-243.

7. La notion de film d’animation s’oppose traditionnellement à la notion de prise de vues réelles (PVR) appelée également « cinéma direct » ou « cinéma live » qui procède à une captation du mouvement réel. Le cinéma d’animation s’y oppose avec un mouvement « d’illusion » créé par une succession d’images fixes. 

8. MAILLET Raymond - Emile Cohl. Anthologie du Cinéma. 1976, Tome X, p. 73.

9. WILLOUGHBY Dominique - Le cinéma Graphique. Paris : Textuel, 2009, p.40.

10. MAILLET Raymond - Emile Cohl. Anthologie du Cinéma. 1976, Tome X, p. 236.

11. KERMABONJacques, dir. - Du praxinoscope au cellulo : un demi-siècle d’animation en France (1892-1948). Paris : CNC, 2007, p. 27.

12. DENIS Sébastien - Le Cinéma d’Animation, Paris : Armand Colin, 2011, p. 50. 

13. LE ROUX Marc - Annuaire Général et International de la Photographie. Paris : Librairie Plon, 1907.

14. Id.

15. GIANNALBERTO Bendazzi - Cartoons : le cinéma d’animation, 1892-1992. Paris : Liana Levi, 1991, p. 38.

16. Id.

17. LO DUCA Giuseppe Maria - Le dessin animé, Historique, Esthetique, Technique. Paris : Prisma, 1948, p. 23.